Dragueur invĂ©tĂ©rĂ©, il se moque des sentiments et de la morale. Au nom d’un plaisir qu’il ne ressent pas vraiment, il traite avec mĂ©pris ces femmes qu’il dit adorer. Le don Juan est un frigide du cĹ“ur, ses troubles portent un nom: l’hystĂ©rie.

 

Pour sĂ©duire, il joue la comĂ©die de l’amour. Il sait se montrer persuasif, tendre, attentionnĂ©. Mais aussitĂ´t conquis l’objet de son dĂ©sir, il s’enfuit. Elle a cĂ©dĂ©? Tant pis pour elle. A ses yeux, cette midinette crĂ©dule prĂŞte Ă  offrir son corps au premier beau parleur venu ne mĂ©rite que le mĂ©pris. Comme toutes les autres…

 

Et Don Juan de courir inlassablement de femme en femme, espĂ©rant inconsciemment rencontrer son inaccessible idĂ©al: une belle indiffĂ©rente, Ă  qui ses promesses mensongères ne feront pas tourner la tĂŞte, dont le corps rĂ©sistera Ă  ses caresses, et qui ne se laissera pas aller Ă  ces Ă©lans sentimentaux qui lui font horreur. Dans le rĂ©cit original de Don Juan, c’est la mort que le sĂ©ducteur rencontre au bout du chemin, sous la forme d’une statue de pierre qui l’entraĂ®ne en enfer.

don juan

SpĂ©cialiste de l’outrage, du mensonge et de la fuite, le libertin sans foi ni loi crĂ©Ă© au dĂ©but du XVIe siècle par le moine espagnol Tirso de Molina est devenu un ĂŞtre mythique dont n’ont cessĂ© de s’inspirer littĂ©rature, théâtre, opĂ©ra, peinture et cinĂ©ma. Son nom est entrĂ© dans le langage populaire pour dĂ©signer un trousseur de jupons, le terme de donjuanisme dĂ©signant la soif effrĂ©nĂ©e et pathologique de nouvelles conquĂŞtes.

 

Dans sa pièce Dom Juan, Molière dĂ©crit admirablement l’Ă©tat d’esprit de ce charmeur diabolique: « On goĂ»te une douceur extrĂŞme Ă  rĂ©duire, par cent hommages, le cĹ“ur d’une jeune beautĂ©, Ă  voir de jour en jour les petits progrès qu’on y fait, Ă  combattre par des transports, par des larmes et des soupirs l’innocente pudeur d’une âme qui a peine Ă  rendre les armes, Ă  forcer pied Ă  pied toutes les petites rĂ©sistances qu’elle nous oppose, Ă  vaincre les scrupules dont elle se fait un honneur et la mener tout doucement oĂą nous avons envie de la faire venir. Mais lorsqu’on en est maĂ®tre une fois, il n’y a plus rien Ă  dire ni rien Ă  souhaiter; tout le beau de la passion est fini (…). »

 

La fascination ressentie Ă  l’Ă©gard d’un hĂ©ros aussi peu recommandable n’est pas due Ă  ses seuls talents de sĂ©ducteur. En effet, le caractère de Don Juan, si superficiel en apparence, est plus complexe qu’on ne le croit. Symbolisant la nĂ©gation de toutes les valeurs, ce personnage reprĂ©sente la figure mĂŞme du mal. Aristocrate arrogant, homme sans foi ni loi, il se fiche Ă©perdument des devoirs de sa classe. Il bafoue l’institution du mariage, fondement de l’ordre social. Il se moque de la religion. Il profane, il blasphème. Il outrepasse allĂ©grement les règles morales, tournant en dĂ©rision les personnes vertueuses, se gaussant des sentiments les plus nobles. Il avilit les femmes et se plaĂ®t Ă  ridiculiser les hommes.

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Dans l’opĂ©ra de Mozart, le librettiste Da Ponte campe un Don Giovanni cynique et rebelle qui sème la zizanie sur son passage, ne songeant qu’Ă  assouvir ses appĂ©tits immĂ©diats en matière de femmes, de nourriture et de pouvoir. « Viva la libertĂ ! »: c’est le chantre de la libertĂ© absolue. Son châtiment sera terrible, comme il se doit, et la morale sauve.

 

L’instabilitĂ© est le signe distinctif des hommes hystĂ©riques, tout comme le plaisir pervers qu’ils Ă©prouvent Ă  prendre les autres en dĂ©faut et Ă  dĂ©nigrer toute forme d’autoritĂ©.

 

Don Juan est une imposture ambulante. Ce professionnel de la dissimulation dĂ©ploie d’innombrables ruses et dĂ©guisements afin de se faire passer pour celui qu’il n’est pas. Il n’a qu’une terreur: se voir dĂ©masquĂ©. C’est pourquoi il passe son temps Ă  fuir. Il s’agit d’Ă©viter qu’on ne le perce Ă  jour. Mais au fait, qui est-il vraiment? Le sait-il lui-mĂŞme? Sa course perpĂ©tuelle, son goĂ»t du changement, ses identitĂ©s d’emprunt, son orgueil dĂ©mesurĂ© et son mĂ©pris d’autrui ne traduisent-ils pas une profonde insatisfaction?

 

DĂ©pouillĂ© de ses oripeaux de scène et privĂ© du halo magique du spectacle, Don Juan n’est plus qu’un don Juan. Imaginons-le Ă  notre Ă©poque. C’est un homme ordinaire, cĂ©libataire, plutĂ´t beau garçon. Anticonformiste, il dĂ©teste toute forme d’autoritĂ© et de hiĂ©rarchie, ne respecte aucun règlement, tient de grands discours sur la libertĂ© et mĂ©prise quiconque ne pense pas comme lui. Son charme naturel et son verbiage provocateur lui permettent d’attirer l’attention. Imbu de sa personne et souvent mythomane, il aime raconter ses exploits et faire croire qu’il cĂ´toie des cĂ©lĂ©britĂ©s. Les hommes s’en mĂ©fient. Mais les femmes ne restent pas insensibles au bagout de ce baratineur-nĂ©, Ă  son Ĺ“il de velours et Ă  ses irrĂ©sistibles compliments. Notre don Juan a ce talent: il est capable de faire croire Ă  chacune qu’elle est l’unique, la plus belle et la plus dĂ©sirable des femmes. Mais ce qu’il aime, c’est l’aventure d’une nuit. Au petit matin, l’oiseau s’est envolĂ©. Sans laisser son numĂ©ro de cell, cela va de soi.

 

Une telle instabilitĂ© amoureuse rĂ©vèle une immense peur des femmes et de l’intimitĂ©. Pour un don Juan, la sĂ©duction au moyen de phrases stĂ©rĂ©otypĂ©es reprĂ©sente un jeu sans danger, tout comme l’acte sexuel, rĂ©duit Ă  sa plus simple expression. En revanche, la seule idĂ©e d’un vĂ©ritable dialogue lui est insupportable. Si sa partenaire a le malheur de l’interroger sur ses sentiments ou de chercher Ă  mieux le connaĂ®tre, il part en courant. C’est par les mots du cĹ“ur que le beau parleur se sent menacĂ©. Donc il fait tout pour les Ă©viter… ou pour les ridiculiser. Rien ne terrorise davantage cet homme incapable d’aimer que le monde des sentiments.

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le séducteur célibtaire

 

Un séducteur hystérique

Sur le plan clinique, Don Juan est un hystĂ©rique. Dans l’Ă©tude qu’il a consacrĂ©e Ă  l’hystĂ©rie masculine sous le titre Les psychanalystes rappellent, en citant Freud, que le dĂ©sir de l’hystĂ©rique est un dĂ©sir d’insatisfaction, et que « ce Ă  quoi les hystĂ©riques aspirent le plus ardemment dans leur rĂŞverie, ils le fuient dès que la rĂ©alitĂ© le leur offre ». L’instabilitĂ© amoureuse, mais aussi professionnelle et gĂ©ographique est le signe distinctif des hommes hystĂ©riques, tout comme le plaisir pervers qu’ils Ă©prouvent Ă  prendre les autres en dĂ©faut et Ă  dĂ©nigrer toute forme d’autoritĂ©.

 

Eh oui, contrairement Ă  une idĂ©e reçue, l’hystĂ©rie n’est pas l’apanage de la gent fĂ©minine! On peut Ă©tablir un parallèle entre le comportement amoureux des dons Juans et le tourisme mĂ©dical auquel se livrent certaines patientes hystĂ©riques dont les cas les plus illustres sont si souvent Ă©voquĂ©s dans la littĂ©rature spĂ©cialisĂ©e. Ces femmes se prĂ©sentent chez un mĂ©decin en se plaignant de divers symptĂ´mes ne correspondant Ă  aucune lĂ©sion ou dysfonctionnement organique. On note chez elles ce besoin caractĂ©ristique d’attirer l’attention de manière théâtrale, ce refus de parler de soi en d’autres termes que purement fonctionnels, cette satisfaction de mettre l’autre en situation d’Ă©chec. Le mĂ©decin ne dĂ©couvre pas la cause du mal? C’est qu’il est un incapable. Et qu’il ne s’avise surtout pas de dĂ©nicher le remède susceptible de les soulager, car elles auront tĂ´t fait de lui prouver qu’elles ne le supportent pas ou que d’autres symptĂ´mes ont remplacĂ© le premier. Insatisfaites et contentes de l’ĂŞtre, elles se prĂ©cipitent dare-dare chez un autre mĂ©decin, chez qui elles rĂ©pĂ©teront le mĂŞme numĂ©ro. Et ainsi de suite.

 

Si la femme hystĂ©rique est frĂ©quemment frigide, l’homme hystĂ©rique, lui, souffre souvent d’Ă©jaculation prĂ©coce. Toujours cette crainte de l’intimitĂ©, cette peur Ă  l’idĂ©e que ses propres manques ne soient dĂ©masquĂ©s par une trop grande proximitĂ©. Le manque Ă  l’intĂ©rieur de soi: chez l’hystĂ©rique, ce vide apparemment impossible Ă  combler se signale par une parole coupĂ©e du corps. Un tel dĂ©ficit constitue la clef de l’hystĂ©rie.

 

Le terme d’hystĂ©rie vient d’un mot grec signifiant utĂ©rus. Dans l’Egypte ancienne dĂ©jĂ , certains Ă©tats pathologiques considĂ©rĂ©s comme typiquement fĂ©minins sont attribuĂ©s Ă  la migration de l’utĂ©rus. Une croyance qui s’explique par le comportement sexuellement provocateur des femmes hystĂ©riques. Il faut attendre la fin du XIXe siècle pour constater que la prĂ©sence, l’absence ou le dĂ©placement de l’utĂ©rus n’en sont pas la cause et pour admettre que les deux sexes peuvent prĂ©senter des symptĂ´mes analogues.

 

Pour un don Juan cĂ©libataire, la sĂ©duction au moyen de phrases stĂ©rĂ©otypĂ©es reprĂ©sente un jeu sans danger, tout comme l’acte sexuel, rĂ©duit Ă  sa plus simple expression. En revanche, la seule idĂ©e d’un vĂ©ritable dialogue lui est insupportable.

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Par ses travaux, Freud met en Ă©vidence le fait qu’il existe bel et bien un problème de « cavité », mais dont la nature n’est pas organique et qui a pour origine un traumatisme psychique de nature sexuelle remontant Ă  l’enfance; cela peut ĂŞtre un viol ou une expĂ©rience sexuelle prĂ©coce vĂ©cue dans le dĂ©plaisir, mais aussi une jeunesse marquĂ©e par des figures parentales rendant extrĂŞmement difficile l’identification Ă  l’un ou Ă  l’autre sexe (père violent, par exemple, ou au contraire d’une totale passivitĂ©). Le Don Juan du mythe est celui Ă  qui il manque un modèle masculin. Sa rĂ©volte contre l’autoritĂ© et les lois, les insultes qu’il lance Ă  Dieu (le Père), les railleries dont il couvre les autres hommes, sa confrontation avec le Commandeur dont il sĂ©duit la fille ne sont que les diverses facettes d’une mĂŞme quĂŞte: l’interminable recherche d’une figure paternelle satisfaisante qui lui permettrait enfin de trouver et d’accepter ses propres limites et d’endosser une virilitĂ© confiante.

 

PrĂ©sentant frĂ©quemment des symptĂ´mes somatiques, les femmes et les hommes hystĂ©riques se caractĂ©risent par des troubles de la sexualitĂ©. Ils adoptent des attitudes de sĂ©duction et d’hyperexpressivitĂ© Ă©rotique qui contrastent de manière frappante avec la pauvretĂ© de leur vie sexuelle. FrigiditĂ© ou Ă©jaculation prĂ©coce tĂ©moignent de leur incapacitĂ© Ă  parvenir au plaisir et Ă  un Ă©change authentique avec leur partenaire. Leurs relations sociales sont altĂ©rĂ©es par la tendance au théâtralisme, Ă  la dramatisation et parfois la mythomanie. L’hystĂ©rique recherche un modèle, parfois chez les personnalitĂ©s cĂ©lèbres. Cette suggestibilitĂ©, ce manque de naturel, ce besoin d’attirer l’attention vont susciter le rejet, en particulier des mĂ©decins, d’autant qu’ils masquent mal l’agressivitĂ© inconsciente de l’hystĂ©rique, habile Ă  dĂ©voiler les dĂ©fauts et les dĂ©sirs cachĂ©s de chacun.

 

En outre que les hystĂ©riques sont depuis toujours des ĂŞtres qui souffrent de ne pas pouvoir faire autrement que de trouer tout ce qui est lisse, harmonieux et logique. Ainsi, partout oĂą le savoir, qu’il soit religieux, politique, scientifique, artistique ou mĂ©dical, est prĂ©sentĂ© comme achevĂ© ou dĂ©finitif, l’hystĂ©rique, pour son malheur et par son malheur, va s’employer Ă  montrer la faille (…). »

 

Que cache un tel comportement? Une grande souffrance, mais non admise, non reconnue. Souffrance nĂ©e de la conviction qu’il existe un fossĂ© infranchissable entre soi et les autres, que l’harmonie entre les ĂŞtres est impossible, que l’amour est un leurre et que Dieu n’existe pas. Les manĹ“uvres de sĂ©duction de l’hystĂ©rique, son verbiage et son cynisme constituent le masque qui lui sert d’armure contre l’angoisse. On se protège comme on peut…